Mulholland drive

Mulholland drive

De nuit, une limousine roule à l'allure d'un corbillard dans les sinuosités de Mulholland Drive, route qui s'élève sur les hauteurs de Los Angeles. Sur la banquette arrière, une belle femme brune. Celle-ci s'étonne de l'arrêt du chauffeur, qui sort une arme et lui ordonne de sortir, quand un véhicule conduit par des jeunes fêtards vient soudain percuter la limousine de plein fouet.

Seule survivante du crash, la jeune femme descend vers les lumières de la ville et se réfugie dans une propriété située sur le Sunset Boulevard.

Cette propriété est celle de la tante de Betty, jeune actrice débutante qui débarque à Los Angeles pour y entamer une carrière de rêve, et qui vient occuper les lieux pendant l'absence de sa tante. Elle prend d'abord l'intruse pour une amie de la famille, avant de se rendre compte que le nom qu'elle lui a donné, Rita, est factice, et que son accident de voiture l'a rendue amnésique. Tout en préparant ses auditions, elle va alors chercher avec "Rita" la véritable identité de cette dernière, et une amitié amoureuse va naître entre les deux femmes, pour le meilleur et pour le pire.

MULHOLLAND DRIVE | MULHOLLAND DRIVE | 2001

"Une histoire d'amour dans la cité des rêves.", résume malicieusement David Lynch, tel un étrange professeur de philo. Et c'est tout à fait vrai, si seulement vous prenez bien soin de scruter le sens de chacun des mots. Les films de David Lynch ont presque toujours eu pour thème le cœur humain et son enfantin désir d'absolu, confronté aux noires passions d'un monde nihiliste et mafieux exploitant perversement ces idéaux. Le rêve américain sous toutes ses formes et dans tous ses clichés, avec les modifications qu'il produit sur le réel (lui-même déjà résultat des désirs communautaires à un moment donné), tour à tour idylliques et cauchemardesques.

On sait qu'au départ "Mulholland Drive" devait être le pilote d'une série télévisée pour ABC, tout comme "Twin Peaks", mais que la chaîne jugea le film trop long, trop incompréhensible et trop… trop tout. Ce furent donc Alain Sarde et Canal + qui, suite au succès de "The Straight Story" (1999), demandèrent à David Lynch de leur montrer la copie du pilote avant de lui allouer un budget double, lui donnant carte blanche. Un comble, pour un film parlant des merveilles et des horreurs engendrées par Hollywood…

Sachant que les multiples fils narratifs élaborés dans le scénario de la série n'allaient pas pouvoir être exploités, David Lynch a donc concentré son film sur le duo interprété par Laura Harrings et Naomi Watts, reléguant les autres personnages à des historiettes parallèles. Ces dernières ne sont pas sans rapports avec l'aventure de Betty et Rita, puisque leurs protagonistes vont croiser la route des deux femmes à un moment ou à un autre, mais pour l'essentiel, les séquences qui concernent ces personnages secondaires ont surtout une valeur de métaphore de l'univers hollywoodien et de ses lois oniriques (un homme raconte son cauchemar à un ami, et deux minutes plus tard le cauchemar se réalise, le foudroyant sur place).

Ce sont d'ailleurs ces séquences qui font de "Mulholland Drive" l'un des films les plus drôles de David Lynch. Ainsi les mésaventures du réalisateur Adam Kesher (Justin Theroux en petit chiot impertinent, teigneux et malchanceux) sont la parodie exquise du drame vécu par Fred Madison dans "Lost Highway" : son refus d'engager une certaine Camilla Rhodes (Melissa George) en tête d'affiche de son film s'assortit immédiatement d'un cocufiage, d'un tabassage et d'un interdit bancaire, véritable cascade grotesque où il finira par accepter les instructions d'un mystérieux cow-boy (il lui suffit d'ironiser sur une éventuelle rencontre dans un ranch pour qu'effectivement celle-ci ait lieu dans un vieux corral)… C'est que chaque décision, chaque souhait formulé ou non dans la cité des rêves déclenche une onde de choc. Le tueur maladroit lancé aux trousses de Rita l'apprendra lui aussi d'une façon désopilante, chacun de ses actes engendrant une accumulation d'incidents imprévus.

Mais le cœur de "Mulholland Drive" est bien évidemment situé dans la relation amicale puis amoureuse de Betty Elms et Rita. La jeune fille blonde, ingénue et hospitalière, recherche un premier rôle au cinéma : comme tant d'adolescent(e)s se ruant vers les lumières d'Hollywood (oui, le film de David Lynch est à la fois un hommage et une mise en garde), elle veut rentrer dans la peau d'un personnage et en faire son métier. La belle femme brune, quant à elle, effrayée et perdue, cherche à découvrir sa propre identité. Entre ces deux désirs, il y a bien sûr un point commun flagrant, qui justifie l'attachement rapide de chacune des deux femmes pour l'autre. Elles commencent par mener leur enquête, telles deux petites filles partageant un secret, puis leur ressemblance de plus en plus vive va les amener à la fusion amoureuse. Et là, c'est le drame.

Car si "Mulholland Drive" est l'un des films les plus comiques de David Lynch, il est aussi l'un des plus funèbres, comme le confirment les adagios de Badalamenti et la complainte de Rebekah Del Rio (sa chanson à capella, dans le club illusionniste "Silencio", est d'une puissance inouïe : contrairement à ce qui se passe très souvent dans le cinéma américain, ce ne sont pas les larmes des personnages qui nous font pleurer, mais le chant lui-même, qui nous ébranle de la même façon que Betty et Rita). Il ne faut pas oublier que le film s'ouvre sur une intention d'éxécution commandée par quelques pontes hollywoodiens. Et comme aucun désir ne disparaît à Hollywood, mais qu'ils s'y transforment, il va bien falloir, en définitive, que quelqu'un meure.

Du moment qu'on a comprit cette règle de base fantastique, on ne commet plus l'erreur de vouloir reconstruire la vérité à rebours, et l'on n'a pas davantage besoin de se monter le bourrichon pour savoir si la "blue box" est le symbole de quelque secret que ce soit. Quand Rita l'ouvre et se laisse aspirer en elle, elle fait exactement la même chose que Fred Madison dans "Lost Highway" : égoïstement, elle saute sur l'occasion d'une identité neuve absolue qui redistribue tout différemment, quitte à y sacrifier Betty.

Los Angeles est belle et implacable, et bien souvent les rêves les plus généreux n'y subsistent plus qu'à l'état de souvenirs déchus… Ce n'est pas un propos d'une grande originalité, certes, mais c'est un fait, dont David Lynch a fait un bijou étrange et brillant. "Mulholland Drive" est dedié à la mémoire de Jennifer Syme, son ex-assistante, morte dans un accident de voiture dans la cité des anges le 2 avril 2001.

MULHOLLAND DRIVE | MULHOLLAND DRIVE | 2001
MULHOLLAND DRIVE | MULHOLLAND DRIVE | 2001
MULHOLLAND DRIVE | MULHOLLAND DRIVE | 2001
Note
5
Average: 4.2 (1 vote)
Stéphane Jolivet