Vorace
Ravenous
Un film sérieux peut engendrer sa parodie, il est rare que l'inverse se produise. "Ravenous" n'est pas un remake, ni même une réplique à "Cannibal the musical" (1996), et le scénariste Ted Griffin n'a rien livré d'explicite à ce sujet. Mais tout de même, la comparaison n'est pas injustifiée. Comment ne pas penser à Alfred Packer (dont l'histoire, du reste, est réelle) en voyant Colqhoun, dont le récit de rescapé ressemble étrangement à celui du film de Trey Parker ? La conquête de l'ouest, la dimension western, les paysages enneigés s'y retrouvent... et bien sûr, le cannibalisme ! On peut même voir le générique de début, avec la citation de Nietzsche ("Celui qui se bat contre des monstres doit faire attention à ne pas devenir un monstre lui-même") humoristiquement confrontée à celle d'un anonyme "Eat me !", comme un clin d'œil. Et pourtant, sur des bases semblables, "Ravenous" s'avère non seulement différent dans le ton, mais aussi dans la façon de traiter son sujet. Et pour couronner le tout, il s'agit aussi d'un excellent film.
1847, les Etats-Unis sont en guerre contre le Mexique. Décoré pour avoir pris un poste ennemi, John Boyd est néanmoins muté dans un coin perdu, Fort Spencer, ancienne mission espagnole située sur la route du Nevada. Ses supérieurs savent en effet que l'exploit de Boyd découle en fait d'un acte de lâcheté.
Situé dans un décor neigeux, Fort Spencer est dirigé par l'ironique colonel Hart, et réunit une clique d'énergumènes désoeuvrés dont l'armée ne sait que faire : Toffler, troufion dévot et légèrement autiste ; le commandant Knox, ex-vétérinaire alcoolique qui sert à présent de docteur ; Reich, un soldat un peu trop accroc aux valeurs guerrières ; Cleaves, soldat s'adonnant aux drogues et faisant office de cuisinier ; et enfin George et sa sœur Martha, deux indigènes qui semblent être les seuls individus stables de la compagnie.
Une nuit, un homme hagard échoue à proximité du Fort. Lavé et réchauffé, il prétend errer depuis trois mois en pleine nature, après s'être échappé d'une grotte où des pionniers égarés se sont réfugié avant de se livrer au cannibalisme. Apprenant qu'une femme est restée seule avec l'affamé colonel Ives, la compagnie du colonel Hart décide de se rendre à la fameuse grotte, John Boyd et Colqhoun faisant partie du voyage…
La première chose qui frappe lorsqu'on regarde "Ravenous", c'est l'impeccable tenue de la mise en scène, aussi propre et bien boutonnée qu'un uniforme d'officier. La beauté des images est stupéfiante, mettant sur un pied d'égalité les fabuleux décors naturels enneigés ou les intérieurs chaleureux et les scènes d'horreur gore. Antonia Byrd a un don extraordinaire, et ce n'est pas sans stupeur qu'on apprend que sa filmographie comporte essentiellement des œuvres réalisées pour la télévision. Elle parvient à nous transmettre les sensations de froid ou de chaud qui imprègnent chaque scène, et c'est tout juste si les odeurs appétissantes d'un cigare ou du sang ne viennent effleurer nos narines civilisées (étrange de la part d'une végétarienne !). Il y a également dans sa façon de filmer une retenue et une économie qui lui évitent de s'appesantir sur les événements, et qui donnent aux moments critiques une ampleur naturelle, sans qu'elle ait besoin de forcer le trait par des manipulations de cadre ou des mouvements hystériques. Tout est déjà dans le plan, inutile, donc, d'en faire des tonnes.
Les scènes dialoguées ont elles aussi une saveur délicieuse, comme si les rapports humains étaient déjà, avant même les festins de chair, une manière de se goûter. La direction des acteurs est exemplaire, et personne n'est en reste. Chaque personnage est un ingrédient indispensable et contribue à diffuser cette atmosphère fêlée qui enveloppe tout le film, mise en relief par la musique entêtante de Damon Albarn et Michael Nyman (s'il fallait faire un rapprochement, on penserait à Ennio Morricone, ou peut-être à la musique de "Délivrance"). Dans les situations de crise, les réactions sont elles aussi décalées, et la terreur en ressort plus intense, traversée d'un rire nerveux (par exemple lorsque Toffler assiste à la "transformation" de Colqhoun), alors même que la situation file en avant sans nous donner le temps de nous remettre d'aplomb. A l'image du saut de John Boyd dans le vide, le spectateur est alors livré à un vertige paradoxal : à la fois imprévisible et confortable, une reddition totale entre les mains d'une réalisatrice dont on a le sentiment qu'elle ne pourra pas nous décevoir par une scène convenue. Le bonheur.
Là où un film classique aurait limité son argument à la fin de la première partie, Colqhoun massacrant le plus de gens possible et les victimes essayant de lui échapper, "Vorace" n'a livré à ce moment-là que le premier acte d'une partie d'échec qui va se concentrer sur l'affrontement entre John Boyd et le maître cannibale (je le désigne volontairement ainsi, car il me semble que le personnage de Colqhoun est une trouvaille au moins égale à celle d'Hannibal). Affrontement essentiellement psychologique au départ, et c'est là que se situe toute l'originalité du propos d'Antonia Byrd. Si au départ Colqhoun s'est livré au cannibalisme pour survivre, la légende du "Windigo" relatée par l'indien George met en lumière un aspect original : ceux qui mangent de la chair s'approprient l'énergie et l'esprit de leur "repas", et ne peuvent plus retenir leur appétit, le cannibalisme devenant un moyen de devenir un "surhomme". Impossible de s'en guérir, sinon par un sacrifice de soi, autrement dit le suicide. D'une pichenette, Antonia Bird nous rappelle même que cette compulsion carnivore bien particulière est déjà présente dans la religion chrétienne, puisque la messe consiste à manger métaphoriquement le corps du Christ.
Dans la deuxième partie, John Boyd, en essayant d'échapper à Colqhoun, sera obligé de recourir au même expédient que lui, mais tentera malgré tout de résister à ses suites. Colqhoun réapparaît avec un acolyte imprévu, complètement régénéré par ses festins successifs, et la lutte devient totale pour faire du pauvre John un cannibale pur jus, ne se limitant plus aux arguments psychologiques. La prestation de Robert Carlyle apparaît à cet instant absolument phénoménale, capable qu'il est de passer du pauvre hère hystérique au dandy supérieur et cynique, doué de capacités surhumaines. La violence se déchaîne autour de John Boyd à proportion de l'enjeu dont il est l'objet, et le sang se met à couler à flot, sans qu'à aucun moment la réalisatrice ne perde sa maîtrise. Loin du classique affrontement du bien et du mal, une étrange, inquiétante et douce fraternité se dégage de ces affrontements extrêmes, où l'on s'affronte au couteau et à l'épée en passant par la fourche, ce que ne fera que confirmer l'image finale, où revient la petite musique…
Et dire que ce film magnifique a été un échec au box-office, obligeant Antonia Bird depuis lors à cantonner ses dons de mise en scène au petit écran… On peut raisonnablement penser qu'un film montrant la conquête de l'ouest comme une volonté de puissance douteuse, une façon de dévorer son prochain, n'a pas été pour rien dans ce rejet, le public américain préférant danser avec les loups pleurnichards de sa bonne conscience. Le steak national, que voulez-vous…
* La réalisatrice Antonia Bird et l'acteur Guy Pearce sont végétariens.